La leçon d’EPS d’aujourd’hui a pour objet de déclencher le rapprochement avec le Vivant. C’est une invitation au moment précis des premières naissances de la saison des agrions. Tout ce qui respire se fond avec le blanc légèrement mobile au-dessus de la zone humide où de petits fantômes bleus frétillants s’extirpent avec fragilité.
Depuis les Jeux Olympiques de Paris en 2024 le sport de haut niveau n’est la référence que d’un monde économique qui depuis, est en perdition et isolé. En effet. Le modèle sportif des années 2000 avait pris un virage, une accélération vers la nécessité du gain absolu. Le sport redevenu, mais avait-il disparu, une arène spectaculaire où s’affronte des athlètes afin de satisfaire le PIB de chaque État. Ainsi, la MMA, les paris en ligne et achats de billets de sport sont restés pour certains.es la source d’un espoir impossible et supérieur : la glorification de soi-même et plus largement de l’être humain. C’est une croyance heureusement devenue minoritaire dans les activités physiques de 2045.
Mia a fait partie de ces jeunes athlètes. Elle a très tôt respiré l’air surchauffé des pistes d’athlétisme et des stades étouffants remplis pour l’applaudir, elle, et ses pairs. Ses médailles, coupes et lots ultra carbonés, faisaient état d’un palmarès surprenant pendant 10 ans. Rien ne semblait arrêter cette escalade irrésistible vers les sommets de la gloire. Et puis tout s’est arrêté. Un événement seul a tout changé et Mia a changé de rythme. Elle porta un nouveau regard sur sa vie, se tourner vers un autre essentiel. Cela la surprend encore, elle aussi d’avoir entamé sa propre bascule et changer de métier. Elle a quitté ce qu’elle savait faire de mieux et s’est engagée dans un revirement qu’elle n’imaginait pas il y a quelques années, en quittant un monde qu’il l’avait pourtant adulé. Sa rigueur et sa présence restent des atouts qu’elle garde dans toutes ses nouvelles fonctions et à ce jour, elle maintient sa quête de perfection, en reliant le sensible, le corps en action et le vivant.
Aujourd’hui, c’est un jour impair et Mia s’est levée très tôt afin de vérifier le parcours. Le vent du Sud s’est enfin apaisé. Près du surplomb et face à l’étang brumeux Mia regarde ses jeunes écologues. Transpirations et respirations fortes, ces effluves d’adolescents se mélangent au souffle du vent après six kilomètres de course en moins de trente cinq minutes. Les apprentis écologues sportifs.ves ont devant eux l’occasion de mélanger l’air qu’ils expulsent dans la brume naissante de cette matinée de printemps encore bien fraîche. Avant de partir Mia avait fait un récapitulatif de dernière minute. La traversée de la forêt reboisée dans un dédale de pistes finlandaises élaborées avec les écologues du foyer nécessitait une vérification ultime. Elle avait largement hésité entre la destination de ce jour et le site remarquable du bois de Saule-Marsault. Ce bois replanté par dizaines de milliers d’arbres grâce à une forte mobilisation. Chaque année a permis de régénérer quelques hectares au bénéfice du Vivant. Mia avait saisi cette occasion pour mener cette action avec de nouveaux écologues à destination d’une terre sèche et appauvrie. Plusieurs centaines de mètres cubes de feuilles mortes, d’herbes coupées avaient très vite redonné la vie à cet espace et facilité la pollinisation des environs.
Pour cette fois ci, elle avait choisi les abords une zone humide comme “sit spot”. Le départ se fera à 06h00. Mia comptait sur la résistance et la motivation de ces jeunes écologues. La piste slalomée entre quelques blocs rocheux et de jeunes arbres offrait un paysage varié et ludique. Mia avait fait le bon choix comme d’habitude. L’aube est là. Il est 6 heures et 35 minutes et l’écologie physique et sportive (EPS) se partage comme chaque jour impair avec la respiration planétaire de ce site particulier. Cet étang est le premier qui quelques années après la Grande Bascule a libéré à nouveau quelques insectes volants. Le plaisir de cette séance est de découvrir en soi le cœur battant, des mots pour s’attacher et s’inspirer de ce lieu vivant et évolutif. L’heure est importante car au-delà de 7H30 la chaleur moite empêcherait d’atteindre les lieux en temps voulu et surtout de pouvoir retourner au foyer de l’Ecologie Nationale avant 10H30. Les foyers sont des entités d’enseignement s’appuyant sur les savoirs, activités physiques, culture, art et sensible. Ils engagent une responsabilité émancipatrice collective visant la régénérescence du Vivant. Mia annonce aux écologues en herbe de vérifier leur carte à puce physio potentielle et les données qu’elle comporte sur leur effort physique depuis le début du Run Nature. Pour une observation optimale le déclenchement doit être de 100% de saturation. Le contrôle de la respiration de chacun est nécessaire et engage un processus cognitif de qualité. Chacun par son état sensible soulève en substance profonde quelques mots inspirants extraits de cette atmosphère pour constituer enfin une authentique verbalisation.
De plus en plus souvent la chance d’observer un agrion de Mercure s’extirpant de son enveloppe à quelques mètres de distance devient décisive pour se relier à ce que nous sommes. Leur premier envol laisse souvent craindre une faiblesse. De petits sauts aériens réguliers donnent souvent à penser aux premiers regards qu’ils vont chuter. Cet insecte jadis endémique des pourtours méditerranéens est devenu pour les écologues le symbole à la fois de la fragilité ainsi que de l’espoir. Résister à la pression de l’air, à la pesanteur, se déployer et se reposer sur une herbe perlée de gouttes de vie…et repartir. Mais aussi s’accoupler, moment capital qui fait naître en chacun d’entre les participants une vision de l’espoir, de lendemains magnifiques exaltés de vie. Depuis maintenant plus de 17 ans, le Ministère de L’Ecologie Nationale (MEN) rend la priorité aux événements et rencontres telle que celle-ci pour la pratique corporelle et cognitive des plus jeunes. Mia a été repérée comme étant la professeur EPS de référence dans le comté de la Bascule Verte et Humide (BVH) jadis appelé les Hauts de France. Mia a cette capacité professionnelle de percevoir les moments propices à des expériences de retour aux sources avec le Vivant. La plupart des professeurs EPS sont maintenant des femmes dotées d’une sensibilité et d’une perception très appréciées.
Titularisée en 2035, son instinct stimulé lors de sa formation en fait une des meilleures à des centaines de kilomètres à la ronde. Capable de découvrir les sit spots pertinents, la cartographie spatiale et temporelle du vivant illumine la réalité de son travail. Elle partage régulièrement avec ses éco-collègues, ses expériences, ses parcours. Leurs discussions sont interminables. Le flot des mots et évocations remplissent leurs partages Le flow les emporte souvent et un imaginaire s’ouvre à eux à chaque fois pour tous et toutes, dont certains.es ne reviendront peut-être plus. Ils ont tellement failli tout perdre, le vert, le marron, le bleu du vivant. Plus rien ne peut arrêter leur détermination à (re)aimer le Vivant, à (re)vivre le vivant ensemble et aussi seul.e. Ils construisent ce que l’on appelle une communauté du Vivant.
Chaque apprentis-écologues est posté dans un espace spécifique qu’il a repéré lors des précédents runs. Propice à l’observation et la perception du Vivant pour lui seul, il observe la brume naissante au-dessus de la BVH. C’est un travail remarquable de symbiose collective et rend l’effort physique porteur de sens au service d’une participation physiologique et cognitive avec le Vivant. Mia se souvient de ses premiers apprentis. Encore engourdis par les effets d’avant la Grande Bascule. Ils ne parvenaient pas suffisamment à se détacher de l’empreinte numérique aliénante (ENA) des années 2000. Alors Mia avait décidé que lors d’un prochain run, elle sortirait à la fin sa flute écologue. Cette sorte de flute amérindienne qui transmet de ondes proches de 8 hertz. Cette flute a été conçue par le MEN et stimule les cellules et impacte les restitutions motrices et cognitives. Chaque éco-enseignant dispose de cet instrument. Il ne nécessite aucune formation sauf celle du “lâcher-prise”, permettant ainsi de ressentir le son, la vibration d’une onde qui multiplie le sentiment de bien-être autonome d’appartenir à un ensemble rassurant et poétique. C’est à chaque fois un moment suspendu entre autour et soi-même pour ne faire qu’un ou avec. Longtemps, trop longtemps, la musique comme le sport s’est engagée sur la voie de la performance, d’un cheminement commercial pour et par l’être humain.
Mia joue souvent. Elle exprime alors en sons, une sorte de résonance au vol des agrions, à la courbure des herbes et les plumeaux naissants des graminées traversés par les premiers rayons de la journée. Les jeunes écologues se placent là où le regard porte et fait sens avec le vivant. Certains ont mis plusieurs semaines avant de trouver l’endroit, celui qui organise le corps, l’esprit avec le reste, avec le tout. L’odeur de l’herbe, la bise printanière, le silence, le vol d’un geai des chênes mécontent du dérangement participent à une sorte d’accomplissement : le sit spot est le bon quand l’on perçoit une sensation de bien-être sans en expliquer les raisons. Comme faire corps avec les joncs, s’enraciner avec les tiges dans un réseau filandreux humide et être avec ce qui est autour, à l’intérieur et en profondeur. Puis vint l’apprentissage expérientiel captif d’un tout rassurant. Les fréquences de la flute de Mia ainsi distillées organisent la respiration autour de 70 de BPM. Dès lors les ondes Alpha explosent la production cérébrale d’Ocytocine et étouffe le trop-plein de cortisol.
C’est par de tels dispositifs que la France n’est plus le premier pays consommateur de benzodiazépine en Europe. L’industrie pharmaceutique en pâtit mais la population va mieux et se soigne autrement. De nombreux États ont franchi le pas. Le soin et le bien-être sont de connivence maintenant et évitent ainsi les solutions vendues par la chimie. Cela réduit le stress et occasionne une amélioration de la santé. La baisse de capacité physique des jeunes hommes et femmes s’est interrompue et aurait même tendance par endroit à s’inverser. Beaucoup de domaines économiques, on fait leur bascule brutalement ou en douceur. Il y avait eu des résistances fortes, des conflits, de noires perspectives des injonctions hypothétiquement chaotiques. Mais la protection du Vivant l’emporta pour une majorité des personnes. Mia se souvient parfaitement que certains dirigeants et hommes d’affaires avaient convenus qu’il était préférable que l’instrument qu’elle utilise soit remplacé par l’IA nommée “musIc nAture” afin d’effectuer cette tâche. Mais cette réalité numérique ne pouvait pas avoir les mêmes effets que le souffle partagé avec la brume au-dessus de l’eau ou de l’humus forestier.
L’authentique respiration, le partage de l’air, l’implicite et le lien avec la brume engagent un ensemble que jadis on ne soupçonnait pas. La course finie, l’apprenti-écologue face aux nuages des microgouttelettes qu’il produit et qui se mélangent à la brume.
Elle se souvient des échéances fixées par le ministère de l’Ecologie Nationale et souvent, elle a cru ne plus les revoir. Et puis en 2042, à la fin d’un été chaud et pluvieux, le comté de BVH avait connu une période climatique douce d’une dizaine de jours. 3 observations très matinales avaient été nécessaires avant de constater la grimpe d’une larve arc-boutée le long d’une herbe haute. L’émergence toujours délicate avait valu à Mia une larme démultipliant son désir de continuer à protéger ce lieu incontournable. Elle s’était efforcée de retrouver cette espèce. Progressivement réapparaissent d’autres insectes, d’autres batraciens, d’autres mammifères jusqu’alors cachés, endormis. Mia avait pensé qu’ils étaient perdus définitivement. Depuis, elle a retracé de nombreuses espèces et l’EPS est de plus en plus plébiscitée. C’est une possibilité de défendre le Vivant en Bascule. Il s’agit surtout de se sentir vivant, percevoir le flux chaud dans les veines, l’air s’engouffrant dans la trachée et les bronches. Cet air que nous partageons tous et toutes de façon planétaire. Ses apprentis-écologues deviennent les auteurs d’un nouveau monde et vivent un rapprochement précieux avec la nature. Cela prend des formes diverses et surtout infinies. Elles sont artistiques, sportives, poétiques. Elles sont accélératrices de la sauvegarde du Vivant. Les jeunes écologues n’externalisent plus le savoir, ils se font confiance et s’inspirent des savoirs de l’eau, de la terre, du vent, des êtres. Ils créent, inventent, ressentent.
Mia sait que le chemin est encore long et que tout ceci est encore fragile mais elle sait aussi qu’à chaque fois une nouvelle réalité se dessine pour ses écologues : l’essentiel d’être plutôt que d’avoir avec la nécessité de relier le corps, l’esprit au reste, au tout.
Stéphane Préclin (preclin.stephane@gmail.com)
Professeur post anthropocène en EPS.